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Chroniques
Kamchatka
opéra de chambre de Daniel D’Adamo
Le 24 mars 1976, un coup d’État du général Jorge Rafael Videla destitue Isabel Perón, l’emprisonnant pour cinq ans dans des conditions humiliantes. À l’instar de la première présidente d’une République de l’Histoire, l’Argentine va vivre l’horreur d’une dictature militaire, jusqu’au retour de la démocratie en 1983. La junte s’attaque à ceux qu’elle considère comme ses opposants (Juifs, communistes, etc.), érigée en gardienne de la civilisation catholique occidentale. Si certains parviennent à un arrachement clandestin, d’autres sont arrêtés dans des lieux publics, séquestrés et torturés avant de disparaitre. Nombre de disparus (desaparecidos) sont victimes des vols de la mort (vuelos de la muerte) durant lesquels, drogués sous prétexte de vaccination avant un transfert aérien, on les précipitait dans l’Atlantique – « il y avait des transferts chaque mercredi », rappelle un lieutenant de vaisseau.
En 2002, Marcelo Piñeyro revient sur cette sombre année dans le film Kamchatka dont le scénario est coécrit avec Marcelo Figueras. On y suit le quotidien d’une famille de Buenos Aires cachée à la campagne, que raconte l’aîné des deux fils auto-baptisé Harry – en hommage à Houdini, maître d’évasion alliant concentration et astuce, puissance du corps et de l’esprit. Dans cet huis clos anxiogène, le jeu de société Risk prend une importance qui explique la symbolique du titre. En effet, le Kamtchatka est l’une des quarante-deux territoires du plateau autour duquel les joueurs se partagent le monde à coups d’invasions et d’alliances. Grâce aux parties avec son père avocat, l’enfant de dix ans apprend qu’on peut y résister mieux qu’ailleurs, le temps que passe l’orage. Figueras en livre ensuite un roman éponyme, avant d’écrire le livret de l’opéra de chambre de Daniel D’Adamo (né en 1966), donné en création française du 4 au 15 janvier, après sa présentation au Teatro Colón [lire notre entretien].
En prologue aux soixante-quinze minutes du spectacle, on dénigre sciences et doctrines variées (économie, religion, informatique, etc.), lesquelles n’offrent pas le savoir nécessaire à la survie tel l’art de la fugue, dans un monde où, depuis la naissance, tout nous emprisonne. S’adressant à son frère Lutin, Harry raconte et revit l’exil passé aux allures de conte initiatique. Outre les conseils de prudence paternels, le héros reçoit les leçons d’un réfugié de passage (Lucas, seize ans) sur la maîtrise du corps (« ressentir est important ») et surtout celles de sa mère, lors de deux épisodes. Le premier évoque la violence liée aux énergies négatives (abrutissement, discrimination, mensonge) à laquelle il faut opposer sa richesse d’être « des gens bien » ; le second offre de s’allier avec l’affliction pour s’évader (« si tu n’acceptes pas la douleur, elle se transformera en mur »). Dans cet isolement intemporel, rien ne distingue les victimes d’hier de celles des répressions à venir.
S’achevant sur la disparition des parents (« nous cherchons toujours leurs corps »), l’œuvre est mise en scène par Marc Baylet-Deperier, aussi responsable des images sur trois écrans qui cernent les chanteurs (archives, abstractions, etc.). Parfois en trio, ces derniers montrent les qualités de D’Adamo à écrire pour la voix. Johanne Cassar (Mère) est un soprano expressif, Julien Clément (Père et Lucas) un baryton sonore aux attaques douces, tandis que Fabien Hyon (Harry) séduit par un ténor fiable et impacté, empreint de délicatesse dans l’épreuve de la perte (Buenos Aires en voix de tête) [lire notre chronique du 12 mars 2016]. L’Ensemble Almaviva rend compte des tensions familiales récurrentes – piano percussif (Ezequiel Spucches), roulement de caisse claire (Maxime Echadour), clarinette saturée unie aux harmoniques de violoncelle (Ivan Solano, Elisa Huteau) –, mais aussi d’un flottement suspendu, comme lors de l’évocation du temps, autour de la piscine où se noient d’innocents crapauds.
LB